Homélie de l'Abbé Michel Demierre

27 janvier 2021

Chaque année, après la fête de l’Epiphanie du Seigneur, la semaine de prières pour l’unité des chrétiens se trouve être l’un des moments forts du mois de janvier dans nos églises. Marguerite Bays était une passionnée de l’Unité. En octobre 2019, les pèlerins qui s’étaient  rendus à Rome pour la fête de la canonisation de Marguerite Bays, ont pu visiter les 4 grandes basiliques de la ville éternelle. A saint Paul hors les murs, où l’on vénère l’apôtre Paul, inspirateur de l’œcuménisme, (nous rappelions sa conversion lundi dernier), j’ai été frappé par la présence d’un très bel olivier, planté par le Cardinal Kurt Koch, il y a tout juste 10 ans, le 23 janvier 2011, à son arrivée à Rome comme président du Conseil pontifical pour l’Unité des chrétiens. Cet arbre, en grandissant devait célébrer les progrès dans les relations entre la Fédération  Luthérienne  mondiale et notre Eglise.

Alors qu’il était évêque de Bâle, le cardinal Koch, avait visité  La Pierra,  et c’est lui qui a présidé la messe d’action de grâce pour les pèlerins de notre pays au lendemain de la fête. Parlant de Marguerite, il leur a dit ceci : « La sainteté n’a rien à voir avec le sensationnel. Elle  se cache plutôt sous le voile des aspects les plus anodins de la vie quotidienne… tous les chrétiens sont appelés à une telle sainteté…la sainteté n’est pas un luxe ou le privilège de quelques-uns ; elle est le destin de tous. Elle ne suppose pas que l’on ne se soit jamais trompé, ni qu’on n’ait jamais commis de péchés. Même les saints apôtres ne sont pas « tombés » du ciel », ils étaient des gens comme nous, qui avaient leurs forces et leurs faiblesses. Jésus les a appelés, non pas parce qu’ils étaient déjà saints, mais pour qu’ils le deviennent ». Cela était  particulièrement vrai pour Marguerite, et ça nous concerne.

La semaine dernière, dans le train, à la sortie du tunnel de Vauderens, j’ai une nouvelle fois été frappé par un arbre isolé qui se détachait bien dans la neige. Et j’ai pensé à celui planté par le Cardinal dans un coin du jardin de saint Paul hors les murs. Une réflexion m’est alors venue à l’esprit « Un arbre ne peut pas développer ses branches à partir des troncs des arbres voisins ; il ne peut croître qu’à partir de son propre tronc. » (Dr Olivier Gonin)  Cette métaphore s’applique à Marguerite Bays, ses racines sont ici. Les grains jetés dans cette terre, nourris aux eaux  de la Glâne ont grandi, un tronc a développé des branches, et Marguerite était comme un arbre qui abritait les souvenirs de tant de rencontres avec les gens du pays.  On peut aussi retenir cette observation faite par  Antoine de Saint Exupéry : « Il ne suffit pas de tailler dans l’arbre pour qu’il fleurisse, il faut que le printemps s’en mêle ». De même « il ne suffit pas de tailler dans le cœur de l’homme pour le sauver, il faut que la grâce le touche. » Marguerite le savait d’instinct.

Dans le train l’autre jour, au sortir du tunnel obscur,  la lumière s’était posée sur un  arbre. A cette saison, il a  perdu ses feuilles. Mais il  est là cet arbre, il marque le bout d’un vaste champ où il y a quelques années, une toute petite fille fut sauvée des roues d’un tracteur. Marguerite avait été invoquée à son secours…Dans ce souvenir, et avec émotion on se rappelle que Marguerite parcourait ces espaces qui vous sont familiers. Elle a franchi la porte de la plupart des maisons disséminées dans cette campagne pour accomplir son travail de couturière et accompagner les familles.

Le chanoine Schorderet qui l’a bien connue et lui demandait conseil, appelait Marguerite « la privilégiée de Notre Seigneur », il était frappé par sa « physionomie intelligente, toute modeste et recueillie, respirant une paix impressionnante ». Il était attiré par le regard de Marguerite, et nous dit qu’un objectif ne la quittait pas : faire la volonté de Dieu aux deux sens de découvrir son point de vue, le point de vue de Dieu,  et pratiquer au quotidien ce que l’on Durant son travail Marguerite découvrait les situations variées dans lesquelles vivait les gens de la région, entre autres, les précarités cachées de son temps, qu’elles soient morales ou matérielles. Comme l’aurait fait le Christ, à sa place, elle apportait le soutien de sa bonté, de son écoute, le partage des tristesses, des peines et des soucis des familles, mais aussi des joies. En témoigne sa disponibilité pour les enfants, son intérêt pour leur éveil à la foi : elle les attirait grâce aux jeux, grâce à son attention à leur égard, grâce à tout ce qui fait qu’un enfant sent très bien tout ce qu’il y a dans le cœur de ceux qui l’entourent.  Elle recevait aussi des confidences pas toujours drôles, difficiles à porter, elle en était parfois saisie jusqu’aux entrailles, comme la Vierge Marie. Chaque jour, en se rendant dans les maisons qui comptaient sur ses services, elle ne faisait rien de sensationnel : elle nouait son tablier…pratiquant ce que résume un des moines assassinés à Tibirine :   « Donner sa vie peut être aussi simple que de prendre ou de mettre un tablier. » (Christian de Chergé) Telle était la simplicité de la couturière : elle donnait sa vie avec son tablier et ses instruments  de travail : des ciseaux et des aiguilles pour coudre.  Les gens sentaient chez-elle une compassion jamais feinte, ils savaient que le temps qu’ils passaient ensemble allait déboucher sur la prière de Marguerite,  sur l’invocation à l’Esprit saint qu’elle pratiquait quotidiennement, ou à Marie, qui sait dénouer les nœuds qui rendent parfois des situations inextricables.


Elle retournait chez elle  en observant, dans  la nature, dans un esprit franciscain l’évolution des arbres aux diverses saisons, en méditant sur la croissance silencieuse des grains qu’elle avait vu jeter en terre, elle avait sous les yeux, vivantes et évidentes certaines paraboles racontées par Jésus, celle que nous avons lu ce soir, par exemple. De retour chez elle, elle priait et accueillait dans le silence le même Esprit qui animait Jésus dans ses rencontres sur les routes de Palestine. Dans le silence de sa chambre, elle avait une capacité rare de s’ouvrir elle-même à plus grand que soi, à mettre en lien les vivants de son coin de terre avec les autres terriens et avec le ciel. Dans un esprit missionnaire, elle  priait, en effet,  pour les vivants de toute la Terre et savait mettre dans sa prière la vie découverte durant sa journée de travail. A travers la fenêtre de sa chambre, le dimanche en particulier,  elle était connectée avec son église paroissiale, celle où nous nous trouvons ce soir. Elle faisait *Eglise » avec les siens. Durant cette eucharistie, qu’elle nous mette dans la présence du Ressuscité avec nos propres itinéraires, nos questions, nos attentes,  celles de ceux qui comptent sur notre prière, les malades, toutes celles et ceux que la pandémie affecte, leurs familles et toutes les nôtres.

Son entourage, constitué d’enfants, de familles, de clients qui recouraient à ses services. Sa perspicacité lui permettait de voir au-delà de ce qui était immédiatement visible. Elle savait discerner les composantes et les enjeux d’une situation…pour se forger une conviction sur ce que Dieu pouvait attendre des personnes concernées.

J’en veux pour preuve une lettre datée du 19 février 1929. Ce document rapporte que le chanoine Schorderet fondateur de l’œuvre saint Paul, et donc du Journal La Liberté alla trouver Mlle Marguerite Bays, appelée couramment « Gothon ». Cette lettre précise : « M. le Chanoine alla trouver la privilégiée de Notre-Seigneur…pour lui exposer son projet…et demander son avis…Elle lui conseilla formellement de donner suite, car telle était la volonté de Dieu… » (souligné dans le texte)

« J’ai entendu dire, poursuit le message,  que « Gothon » avait assisté plusieurs fois aux instructions familières que M. le Chanoine donnait aux Ouvrières de Saint-Paul…Personnellement, je l’ai vue à une de ces réunions, rue de Morat, un jour de fête du Sacré-Cœur ou de la Visitation : c’était en 1877, si je ne me trompe…Je vois encore cette personne à la physionomie intelligente, toute modeste et recueillie, respirant une paix impressionnante »…

A l’issue de sa conférence, M. le Chanoine la pria de « dire quelques mots à ces Enfants »…Elle se leva, nous regarda bien, fit un geste très doux et d’un ton ferme nous dit : « …Il faut tout faire pour la gloire de Dieu. » Les « Enfants de Saint-Paul » eurent le bonheur d’être près de la Servante de Dieu dans ses derniers moments, précise encore cette lettre adressée au vicaire général de l’époque.

Par ces quelques lignes, écrites en 1929, quelques mois avant l’exhumation du corps de la bienheureuse,  on apprend de première main un certain nombre de choses sur cette Marguerite, qui nous réunit ce soir autour du Seigneur.